L’aviron : de l’artistique sur l’eau ?

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Qui n’a pas admiré sur une photo la grâce du geste d’aviron ? Qu’en est-il de l’artistique dans ce sport ? Ce texte, écrit à partir de discussions avec des rameurs, navigue sur la question.

 

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Dans les vestiaires femmes, on s’habille, on se déshabille en babillant, on se douche, on se sèche en discutant— tout comme, je l’imagine, dans les vestiaires hommes bien que je n’y sois jamais entrée. Les discussions se cousent et se décousent avec pour sujets le coach, les coéquipiers, le matériel, le temps, les bateaux ; on cancane, on ricane, on a le verbe léger, on s’adresse à l’une et c’est parfois une autre qui répond. Puis il y a le zip des fermetures éclair, les sacs mis à l’épaule, les salutations, la porte du couloir qui s’ouvre, se referme, le calme qui s’installe avec les dernières rameuses peu pressées. Je m’abstiens de dire à celle qui était à la nage du quatre à l’entraînement, qu’elle détonne à présent avec sa jupe aux motifs colorés, son haut près du corps, ses bottes, ses créoles, le rouge avec lequel elle vient de souligner ses lèvres devant le miroir. Elle me regarde. A-t-elle senti mon étonnement ? Apparemment non, elle a la tête encore sur l’eau :

— Le bateau n’est pas vraiment arrivé à glisser et c’est de ma faute, je ne me suis pas mise en mode de transmission avec les autres. Pourtant, j’aime transmettre la rigueur du geste et sentir les rameurs contents en fin d’entraînement. Partager ce moment de joie sur l’eau, vivre le mouvement, c’est ce qui compte, un peu comme en flamenco.

Je m’étonne, en flamenco ? Elle met une main sur la poignée de la porte et, d’un geste gracieux de l’autre bras, suggère cette danse. Elle rit tout en m’expliquant que son approche de l’aviron a changé par rapport à ce qu’elle recherchait quand elle était jeune : même si elle se sent toujours en mode technique, elle tente plutôt de mettre le cérébral en mode silencieux pour faire corps avec le bateau et voler sur l’eau, c’est tellement puissant. L’image me surprend, voler sur l’eau ? Elle propose alors :

— Si nous allions discuter autour d’un thé dans la salle de réunion ? Tu es pressée ?

Sur les murs du couloir, des photos de rameurs en plein effort. On entend un air de jazz. C’est le coach qui joue du Bill Evans au piano installé dans un coin de la salle sous une guirlande de fanions brodés, datant les régates victorieuses du club. Il s’interrompt quand nous ouvrons la porte, met de l’eau à chauffer dans la bouilloire rouge tout en bougonnant qu’il n’y a plus de dosettes pour la machine à café. Lorsqu’il nous entend parler de flamenco et d’artistique en aviron, il dit ne pas saisir car il suffit d’avoir vécu des entraînements de vingt bornes le matin — et autant l’après-midi — suivis de muscu, pour comprendre que seul l’aspect sportif et physique a du sens en aviron. Ayant été formaté en équipe de France, il sait qu’il privilégie essentiellement la performance mais il nous demande comment nous pouvons voir de l’artistique dans un geste dont l’exécution exige de l’efficacité. Elle devance toute réponse possible de ma part et lui répond :

— Moi aussi, plus jeune, comme toi je pensais performance, j’étais plutôt en mode mécanique mais à présent, je ne vais plus sur l’eau dans le même état d’esprit. Rien que dans l’art de préparer la prise d’eau en tenant les manchons avec le pouce et l’index, en pianotant, je ressens les mêmes sensations qu’en flamenco quand je fais le geste du bras et que je prends la paume de la main de mon cavalier avec légèreté.

Il pense qu’elle va un peu loin. Il dit ressentir du plaisir quand le geste est bien exécuté, pelles au ras de l’eau, en stabilité dans un enchaînement dynamique bien agencé mais il ne voit pas d’artistique, juste du physico-mécanique. Un spectateur pourrait peut-être, lors d’une régate, trouver le geste d’aviron beau précise-t-il, mais dans le bateau, les rameurs sont concentrés sur la réalisation d’un geste performant. Il pense qu’en athlétisme par contre, il y a des gestes magnifiques, nobles, comme le lancer de javelot ; pour autant, peut-on dire que ce soit artistique ? Il fait la moue. Elle se penche vers lui :

— Tu dis physico-mécanique, je dis sensuel. Ramer à la sensation, sentir la glisse, comme à peine posée sur l’eau, c’est merveilleux. J’ai l’impression de voler, de faire décoller le bateau de manière à ce que ça glisse encore plus vite, au ras de l’eau ! Je vole dans le flux, dans le flow !

Il dit que lui aussi connaît cette expérience du flow parce qu’il maîtrise la technique et qu’il est intuitif. Il plisse les yeux, prend une gorgée de thé, pose les mains à plat sur ses genoux et, le regard plongé dans sa tasse, dit que ce n’est pas bien compliqué ce qu’elle décrit, cela se résume en un mot: endorphines! Comme pour clore la discussion, il répète d’une voix plus basse qu’il n’y a que du chimique quand on se donne en ramant et que cela peut certes se traduire par le ressenti d’une sorte de lévitation — qui ne dure d’ailleurs pas très longtemps— mais que ce ne sont que des endorphines! Elle lui répond d’une voix limpide :

— Je suis sûre que cela ne peut pas se réduire à du chimique ! Tu le sais bien pour l’avoir vécu en compétition, quand on se donne à fond, on est comme envoûté, on transcende quelque chose parce qu’on connecte le divin. Je me suis rendue compte, surtout quand je rame en skiff, que je change d’énergie, de taux vibratoire. Je suis dans le ressenti du corps, bien alignée, assise et silencieuse, et avec la respiration, c’est pour moi une sorte de méditation. Quand j’étais plus jeune, je trouvais la réponse à des problèmes mathématiques en ramant ! À travers l’effort physique, on vide sa batterie pour la réénergiser et du coup, on passe à d’autres vibrations que celles de la frustration, de la colère, de la peur, de l’angoisse avec lesquelles on est peut-être arrivé en montant sur le bateau. On passe à des vibrations de compassion, de joie, de persévérance, et « boom », on a la réponse à bien des choses qu’on se trimballait sans même y penser.

Il la regarde d’un air dubitatif. Avant qu’il ne lui donne la réplique, elle ajoute en lui faisant un clin d’œil :

— Bien évidemment coach, il y a toujours l’objectif technique. Je pars chaque fois sur l’eau déterminée à ne pas rater de coups, on doit bosser si on veut progresser. Alors, même s’il y a une partie de moi qui veut, par exemple, décharger de la colère, à la fin de la sortie je veux avoir gagné quelque chose de technique, de la vitesse de coque, ou autre chose…

Il réfléchit, ébauche un geste de la main. Le changement d’énergie dont elle parle, il le trouve quand il est en phase avec ses coéquipiers sur le bateau, tous à l’écoute les uns des autres. Il dit qu’en équipe de France, il a connu cette cohésion extraordinaire. Il ferme les yeux, se concentre comme pour chercher à quel endroit ajouter une touche de peinture à un tableau. Il lève les avant-bras effectuant lentement, tout en parlant, le geste d’aviron, les doigts légèrement crochetés et explique que, quand le bateau est bien propulsé, (il continue d’étendre les bras et de les ramener vers lui avec la grâce de la marionnette sous le charme de l’acteur qui tient les fils), la glisse, la bonne synchronisation, le relâchement, le côté collectif, la cohésion physique et surtout psychique font qu’il se passe des choses, une sorte de communion. Il suffit de regarder les traits de son visage totalement détendus pour vivre avec lui la glisse du bateau. Il cesse de parler, ouvre les yeux, pose les mains sur ses genoux. Il dit qu’il arrive à revivre cette sensation dans le quatre qui s’entraîne pour les championnats de France. Il aime amener ses coéquipiers à la découverte de ces moments où tout glisse. Au ponton, après de telles sorties, il dit qu’il rappelle gentiment à ses coéquipiers : « Hé, les gars, vous savez, on a fait de l’aviron aujourd’hui! ». Il nous regarde et souligne à nouveau que ce plaisir a pour nom : endorphines. Il se reprend et ajoute : endorphine, sérotonine, ocytocine. Il ne peut pas dire mieux. Il pourrait parler de beauté du geste mais artistique, non, il ne le croit pas.  Il parlerait plutôt d’une réalisation collective du geste qui amène à une satisfaction parce que les rameurs sur le bateau ne subissent pas mais imposent leurs règles. Elle partage en partie sa pensée :

— C’est sûr, il faut de l’homogénéité pour faire glisser un bateau. Quand on rame à plusieurs, il faut trouver un compromis entre l’énergie de chaque rameur, c’est la force de l’individu qui va élever le groupe, mais l’artistique est là parce qu’on crée avec l’eau et avec le style de chacun

Il lui sourit, il veut bien qu’on puisse dire que, s’il y a cohésion et coordination sur un bateau, il y a une certaine beauté mais il maintient que ce n’est pas de l’artistique. Elle reste silencieuse puis :

— Je pense qu’on a tort de cloisonner, comme s’il y avait le sport d’un côté, les arts de l’autre. On dit qu’en complément de l’aviron il faut faire du vélo, du ski de fond, de la natation. Mais pourquoi ne dit-on pas aux rameurs d’aller faire de la danse, ou de l’aïkido ? Ce que j’ai découvert dans l’aïkido, — et que je voudrais retranscrire dans l’aviron—, c’est d’arrêter d’être dans la lutte et de suivre l’harmonie de vie, sentir le flux de l’énergie. En aïkido, tu te sers de l’énergie de l’autre pour faire le mouvement. Tu ne dois pas être en résistance. Du coup pour moi, l’aviron c’est trouver cette énergie de vie, on ne peut pas être à contre-courant. Je suis quasiment certaine que moins on sera en lutte, plus on sera en harmonie, plus on glissera sur un bateau. On parle toujours de faire du physique, de la muscu, de l’ergo, du vélo pour développer le fond, c’est très bien tout ça mais …

Elle joue avec sa créole, puis avec une mèche courte de ses cheveux noirs qui donnent profondeur à son regard, elle poursuit :

— On pourrait ajouter la danse, l’aïkido, les arts martiaux pour développer la psychomotricité. Le flamenco, c’est aussi compliqué que l’aviron, non seulement il faut taper les pieds mais aussi bouger la jupe, les bras, la tête. Parfois le sport nous empêche de développer cette psychomotricité. D’ailleurs, on a bien vu cette année, les rugbymen ont appris leur chorégraphie pour les Jeux Olympiques, ils ont travaillé avec une chorégraphe et c’est ce qui a fait la différence. Danser sur le terrain, c’est génial : des petits pas, des pas chassés, passer devant, derrière. Je suis sûre que si tu mets de la danse dans un club d’aviron, il y a des choses qui se développeront.

Elle se lève et, tout en faisant des gestes de flamenco, ajoute :

—La danse, j’en ai besoin pour sentir mon corps. Nous les femmes, il faut nous concentrer sur notre bassin, c’est de là que sort notre énergie de vie. On sort tous d’un bassin ! Les fameux serpents qu’on voit sur le caducée, c’est ça, ils symbolisent les énergies créatrices et la régénération. Le bassin féminin, c’est la création de la vie. La culture chrétienne est très figée, l’anglo-saxonne aussi, on ne considère pas le bassin alors qu’en Afrique et en Orient, c’est primordial.

Elle se déplace vers le piano :

— Il faut bouger le bassin, ressentir aussi la vulve, lui redonner de la vie, c’est elle l’énergie de vie. Nous, on nous a bien bridés en nous faisant penser que tout vient de la tête mais non, la vie, elle est là ! Pendant les entraînements j’essaie de sentir mon périnée, j’inspire, j’expire. Tu devrais lire le livre d’Alison Mowbray — la rameuse anglaise — « Gold Medal FlapJacks, Silver Medal Life », elle en parle aussi. L’utilisation du plancher pelvien est fondamentale en aviron et ce n’est pas la même chose pour les hommes que pour les femmes.

Comme si les pensées du coach avaient vagabondé tout ce temps sur l’air de Bill Evans, il déclare en réaction que l’aviron, c’est de la musique, que quand il rame, il écoute le bruit de la coque, du chariots, des pelles — ce que ne font pas suffisamment les rameurs à son avis. Il ferme à nouveau les yeux. Ses mains effectuent de légers mouvements comme ceux d’un pianiste sur le clavier. Il se tait. Sur son corps, on lit la détente, la présence, l’assise ; on entend sur son visage l’eau, le vent, la glisse. Mais pour autant reprend-t-il, en ouvrant les yeux, peut-on parler d’artistique en aviron ? Il pense que c’est une technique irréprochable qui fait qu’un bateau va glisser et une régate être gagnée. Elle en convient et précise :

— Oui, très juste, faire de la technique, on n’a pas le choix. Mais je le répète, il y a plus que cela. Le cerveau émet des ondes bêta quand on est en éveil, mais quand on est en transe, on est en alpha. Je passe souvent en alpha quand je rame.  Il y a des choses de l’impalpable que certains rameurs arrivent à mieux ressentir, c’est pour ça qu’ils sont meilleurs. Prendre l’eau vite mais sans force, sentir qu’on n’arrête pas la glisse, glisser glisser glisser. Les champions sont ceux qui arrivent à ne pas heurter l’eau. Et en même temps, en compétition, il y a un côté folie, la rage, le goût du sang dans la gorge. Au départ, c’est le couteau entre les dents ! À mi-course, tu n’en peux plus, tu as les cuisses en feu, tu ne peux plus respirer mais tu te dis : je vais y aller, je vais tenir. Les 300 derniers mètres, tu es presque à l’agonie. Tu as des sensations incroyables. Quand je suis en mode comme ça, plus rien ne m’arrête. J’aime me dire qu’en aviron, il y a ce côté très très sage, très appliqué, et cette folie qui fait que le geste est complètement décuplé. La puissance et la rage mais aussi l’amour du geste !

Le président du club entre dans la salle. Il est surpris de nous voir autour d’un thé. D’ordinaire, c’est plutôt de la bière, nous fait-il remarquer. De l’artistique en aviron ? Bien sûr dit-il, il va nous expliquer pourquoi. Il prend place à côté de moi, se passe la main dans les cheveux comme pour se donner le temps de laisser venir les images.

— J’en ai encore les larmes aux yeux. C’était en équipe de France. Au départ, ça a mal commencé, on s’est pris les bouées, on est partis derniers et… on est arrivés avec deux longueurs d’avance ! Pendant la course on a juste oublié la technique, il n’y avait plus que la volonté, on a tout transcendé par rapport au geste, on avait la sensation qu’on faisait ce qu’on n’avait jamais fait avant, on était transformés ! Si nous avons gagné, c’est parce que nous avons été capables de créer quelque chose à un moment donné, chaque coup d’aviron était une équation avec plein d’inconnues. Le geste a beau être répétitif, il est réinventé à chaque fois, c’est un geste vivant. Ramer devient une partition de musique dans laquelle il faut improviser. On a beau avoir fait cent mille coups d’aviron, ce n’est jamais le même que l’on exécute.  Maintenant que je ne suis plus dans la compétition, les choses ont un peu changé et les moments de grâce sont ceux que je privilégie. Ramer, c’est une danse. La semaine dernière, vous vous souvenez quand on a ramé dans le brouillard, tout était un peu ouaté, fluide, on ramait en harmonie avec les bruits, en total accord, dans un équilibre parfait ! Il s’agit de composer, de créer avec pour partenaires les coéquipiers, l’eau et le vent.  Et ça, c’est au-delà du technique, c’est une énergie, de l’harmonie, de l’artistique !

Le coach se lève, tapote l’épaule du président, s’installe au piano, reprend son air de jazz.

Anouk Sullivan

Qui n’a pas admiré sur une photo la grâce du geste d’aviron? Qu’en est-il de l’artistique dans ce sport? Ce texte, écrit à partir de discussions avec des rameurs (NOTE) , navigue sur la question.
NOTE.: Rameurs du Club Nautique de Libourne 1876 et du Club de Port Chalmers, Nouvelle-Zélande.

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