Quand l’âge défie l’aviron

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Le numéro 53 de Mag Aviron est prêt à être posté ! Nous vous proposons de découvrir un article écrit par une nouvelle correspondante, Anouk Sullivan, sur des rameurs masters de Nouvelle-Zélande.

© Chris Reid

Dans la baie de Port Chalmers en Nouvelle-Zélande, île sud, ces rameurs masters retraités sont souvent sur l’eau tôt le matin pour devancer le vent. Personnages joueurs, sportifs et actifs, engagés dans leur club, présents dans les compétitions nationales où ils ont leur juste place, ce sont leurs portraits. Portraits d’ailleurs qui me semblent pourtant proches d’ici.

Faye a peur de l’eau. Elle évite les pontons, les bords de quais et de falaises quand elle court pour préparer ses marathons.  Ce jour-là, elle regarde ses deux jeunes garçons ramer devant le club d’aviron et ça lui fait envie, ils ont l’air tellement heureux sur l’eau à ramer ensemble.  Oui, mais, la peur de l’eau ! Elle essaie quand même et « prise » par un je ne sais quoi s’inscrit au club, apprend assidûment à ramer — d’abord en pointe sur un huit, compétitions à l’appui. Lorsque douze ans après les sept femmes de son équipage constitué décident de ne plus ramer, qu’à cela ne tienne, Faye se sent toujours « prise » et s’élance de ses 66 ans sur un skiff rouge qui porte à présent son nom. Quand sa hanche gauche s’en mêle après 68 ans de loyaux services et décide de grincer, de craquer voire de se bloquer, Faye s’en fait mettre une neuve et rame encore. Quand trois ans plus tard la hanche droite fait des siennes, qu’à cela ne tienne, elle en choisit une autre et c’est reparti. Impressionnant ? Pas tant pour quelqu’un qui mange son carré de chocolat tous les soirs, fête ses 78 ans au champagne, adore danser et lève son verre à la prochaine régate en skiff. Elle n’a plus peur de l’eau— vous l’avez compris — ni des plus jeunes. Elle a l’âge qu’elle a et aux abords des régates, les canards épatés lui font la révérence. Bientôt les championnats de Nouvelle-Zélande, île sud à Picton, elle s’y prépare pour s’aligner au départ sur son skiff rouge.  Chaque jour au saut du lit, Faye regarde le ciel. Si les nuages courent vite, elle appelle ses copains rameurs : aujourd’hui trop de vent les amis sortez vos tapis de gym.  Si les nuages se prélassent, elle se dépêche de composer les trois mêmes numéros : le rameur de 62 ans debout avant le lever du soleil, la rameuse sa copine de 76 ans réveillée par son chat, le rameur de 77 ans déjà sorti à vélo. Une demi-heure plus tard, ils sont tous les quatre au hangar à bateau. Ramer c’est le pied pour Faye, même si on dit que ramer c’est les jambes. Ramer c’est avoir l’esprit libre, clair, serein et dans les yeux tant d’années en moins. Ce week-end, elle ne sera pourtant pas à la Meridian S.I. Rowing Championships car avec Peter dans un petit bungalow du camping où ils ont passé leur nuit de noces au temps où le temps était transparent. Le temps ? Faye en a fait son ami et le jour de ses 80 ans, elle sortira son skiff rouge. Il ne fera pas chaud, ce sera l’hiver en juillet, elle enfilera le maillot du club blanc avec une croix verte, un bonnet et des chaussettes. Elle mettra son skiff à l’eau seule et s’élancera sur 10 kilomètres  pour rejoindre Timaru. A cadence 17 sur 10 kilomètres, elle donnera 1020 coups d’aviron qui feront des bouillons  pour une collecte de fonds dédiés à une organisation caritative. Ramer, c’est cela aussi dit Faye, c’est rendre une cause visible, ramer rime avec communauté.

Barry trotte depuis tout jeune dans les rues du village de Port Chalmers, ses deux sœurs plus âgées devant lui.  Il est timide, elles protègent le petit frère. Les deux grandes sœurs se mettent à l’aviron, s’entraînent deux fois par jour, passent leur temps au club. Barry les admire. Elles deviennent championnes ? L’une d’entre elle épouse le coach ? Il trouve sa voie ailleurs, il fait de la voile, du surf, du ski nautique et devient champion à sa façon. Arrive un jour qui s’invite seul : Barry a 62 ans. Nouvelle époque de vie. Les sœurs arpentent  encore les rues du village, mais elles ont donné leurs médailles aux petits-enfants. Barry vit toujours au village, mais sent que le vent tourne : par gros temps, il a le  dos qui trinque sur les petits dériveurs, par temps calme il a les épaules qui lâchent en ski nautique, par n’importe quel temps il trouve que la planche surf tangue. Alors Barry fait le calcul : si du sport je soustrais le dériveur ainsi que  le ski nautique et le surf, que reste-t-il ? Le vélo ! Bien mince  et surtout pas un sport d’eau. Et ses sœurs ? Calcul différent : l’une s’occupe de sa ferme et ne rame plus, l’autre rame toujours et coache beaucoup plus. D’ailleurs il la rejoint au café. Les rameurs y sont réunis comme après chaque entraînement et parlent de leurs petits-enfants, de leur jardin, de la météo pour les entraînements de la semaine, du club aujourd’hui, du club il y a 150 ans. Tu ne veux pas essayer l’aviron Barry ? Pourquoi pas, mais quand je serai entraîné, quand je serai en forme, plus flexible et plus agile. Le lendemain Barry est au club. Il porte des shorts style bermudas à fleurs. Le jour suivant, Barry est à nouveau au club avec trois autres rameurs septuagénaires en vêtements techniques, lui toujours en bermuda à fleurs, casquette sur la tête — le short à fleurs c’est par timidité, un vêtement technique, ça ferait pro. Le jour qui suit, il remet ça accompagné de sa sœur, trop fière de coacher le petit frère. Et puis voilà qu’aujourd’hui, c’est sa première sortie en skiff, il en a très envie, il a le short à fleurs, l’eau est plate, le skiff glisse, Barry est content.  Barry est à l’eau ! Il en rit encore,  c’est tellement disgracieux  de se voir chavirer comme dans un film au ralenti sans pouvoir rattraper  le coup! Comment être seul sans risque dans cette baie où l’on côtoie cargos, navires de croisière et bateaux de pêche  qui font des vagues, orques et lions de mer  qui aiment jouer avec les bateaux ?  Il se confectionne deux galettes en polystyrène qu’il visse en flotteurs sous les dames de nage de son skiff. Ce n’est pas très esthétique, mais il est fier de son ingéniosité et déclare qu’il va se mettre en forme pour la compétition Masters de février à Invercargill. Le jour de la compétition, fier d’être avec ses équipiers, il enfile le maillot de Port Chalmers United Rowing Club et laisse au vestiaire le short à fleurs. Première course en double avec une rameuse de vingt ans plus jeune pour l’aider à prendre de l’assurance. Deuxième course sur le quatre et pour marquer du sérieux, il porte une casquette verte et des lunettes en forme de cœur. Barry n’est plus l’homme timide qui jouait du flamenco à la guitare pour charmer son vélo. Il n’est plus seul sur son surf, sur ses skis ou sur son Laser. Barry regarde la météo pour la semaine. Trois jours de pluie donc trois jours pour réparer les bateaux du club. Il fera beau vendredi. 6 heures 30 pour le quatre ? Entendu.

Cheveux courts et gris découvrant les oreilles, yeux sereins accrochés au sourire discret, épaules carrées décontractées, bras découverts parlant des années passées, c’est Lorna qui sort du hangar à bateaux avec deux avirons qu’elle va poser en bas de la cale de mise à l’eau.  En son for intérieur : une femme inquiète qui, comme une mère, pose son nouveau-né  pour la première fois dans un bain.  N’empêche, Lorna apprivoise cette femme, lui apprend à avoir soin de son dos en portant un bateau. Il y a tout juste un an, alors que Lorna regardait des rameurs sur la baie par la fenêtre de sa chambre, en son for intérieur déjà, cette même femme inquiète lui murmurait être trop âgée pour ramer sur une si petite coquille de noix !  Depuis, Lorna a appris à ramer et la femme inquiète est rassurée. Aujourd’hui, avec ses amis rameurs, Lorna souffle ses 77 bougies puis en double avec son équipière de 78 ans, elle écoute les conseils du coach sur le bateau à moteur répétant que le mouvement d’aviron ne part pas des épaules, mais des jambes, c’est ça Lorna, pousse avec tes jambes, légère sur les bras, légère Lorna. Le sentiment du mouvement des bras, à bras ouverts, accueillant, embrassant d’un mouvement des bras,  ce sentiment de bras dansants qui s’allègent donnant le sentiment du mouvement des bras, de bras flottants  portés par des ballons, le sentiment du mouvement des ailes, des ailes portées par un papillon, le sentiment de décoller, le sentiment du mouvement des bras précédant le mouvement des jambes, ce sentiment ample de révérence, ce sentiment d’accueillir ce qui vient qui survient qui devient qui intervient. En son for intérieur : une femme légère qui soulève fièrement ses années, qui les étire avec ce sentiment de contentement et de gratitude, de souplesse et d’envie de vie, de plaisir qui saisit, de plaisir qui surgit, cette sensation d’être à sa place sur un bateau au fil de l’eau.

Devoir tirer un trait sur un métier-passion, arriver à occuper ses dix doigts et ses neurones, c’est le quotidien de Ross lorsqu’il se retrouve expulsé sans passeport dans le territoire étranger de la retraite.  Ne plus travailler c’est pour lui une tuile. Qu’en faire ? Se construire une cabane dans son jardin. Quoi d’autre ? Se rajeunir en changeant son certificat de naissance. Il émerge des démarches administratives découragé : vous pouvez changer d’adresse, de coiffeur et de docteur, mais 70 ans ou plus, c’est gravé dans le marbre qui vous servira de pierre tombale. Sa femme lui suggère d’intensifier le sport puisqu’il a enfin du temps, cependant son prolapsus discal et son genou lui conseillent de délaisser le squash, le tennis et la rando. Elle lui rappelle la salle de sport qu’il fréquentait jadis après le travail pour calmer ses migraines, se défaire de la cigarette et rentrer souriant à la maison, mais Ross  a soif de grand air et de vrai défi pour son cerveau. Alors le vélo ? Il connaît trop, c’est comme ça qu’il allait au boulot. Et les copains, ils font quoi, eux ? De l’aviron depuis la fac. Pourquoi pas lui ? A 72 ans il s’y essaie pour voir, et voit que l’aviron c’est du travail. Ça tombe bien, vous vous en souvenez, c’est juste ce qu’il cherchait. Depuis il rame plusieurs fois par semaine avec un sentiment de joie, de concentration, de satisfaction lorsqu’en régate il voit des rameurs s’acharner derrière son bateau alors qu’il se moque d’être premier quoique ne voulant pas finir dernier ! Il cultive le sentiment de zénitude en skiff — bien qu’il ait l’ait enfoncé sous un ponton un jour dans un moment de pur lâcher-prise. Une fois par semaine, Ross rame avec les novices du club de Port Chalmers, le club dont il est fier. C’est du donnant donnant, on lui a donné temps et patience, à son tour maintenant. Ross aime bien ce jour-là, il ne se sent plus immédiatement fautif quand le bateau n’avance pas — avec un peu de chance ce n’est pas lui, mais un autre plus novice que lui qui ralentit le bateau, peut-être même un jeune, c’est soulageant! Une autre fois par semaine, il se rend à l’hôpital de Dunedin où il joue au malade entouré d’étudiants en médecine qui l’interrogent sur des symptômes imaginaires. Inévitablement les rôles s’inversent et  Ross leur demande de considérer le cas suivant : un homme de 77 ans a mal aux genoux, et au dos. Que doit-il faire ?  Se faire opérer répondent les étudiants en chœur, et après s’être reposé, se reposer encore car l’homme est vieux. Ross se lève brusquement et déclare d’un ton sec : Inscrivez dans vos carnets le cas de Ross que vous retrouverez ailleurs : pour protéger votre dos, ramez car vous renforcerez votre ceinture abdominale; pour protéger vos genoux, ramez car vous musclerez vos cuisses. Évidemment les étudiants hésitent, c’est à vérifier avec leur professeur. Votre but Monsieur, est–il de ramer encore en skiff à 80 ans ? Ross s’excuse, il doit filer avant que le vent monte, il veut sortir le skiff, sentir la glisse, ramer avec plaisir  maintenant que son cerveau n’est plus tout occupé à se souvenir à chaque instant du geste d’aviron. Il l’a toujours pensé, apprendre l’aviron c’est comme apprendre une langue étrangère, quand tu maîtrises un peu, la poésie s’ouvre à toi.

Anouk Sullivan

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